LES MÉDIAS ET LA PROBLÉMATIQUE DE L’IMAGE DEPUIS LES PROCÉDÉS DE REPRODUCTION
Tous droits d’auteure © 1997 Lynn Millette
CHAPITRE I: SUR NATUREL
CHAPITRE II : DE LA MAGIE À LA SCIENCE
CHAPITRE III : LES TRANSFORMATIONS IMAGIÈRES
Chapitre 1: Sur naturel
Le projet, Sur/Naturel a débuté par la reproduction en peinture à l’huile d’images de volcan que j’ai repérées sur le réseau Internet. En terme de démarche exploratoire, j’ai choisi de faire des peintures de petit format. Après en avoir réalisé plusieurs, j’ai choisi celles qui avaient des teintes semblables aux couleurs que l’on retrouve dans un jour d’hiver nuageux. Bru, ocre, gris et blanc. Cela me semblait être une simplification, un vide intéressant. Quelques escaliers dans un endroit sombre, une fontaine sans eau placée sous un éclairage théâtral, une spirale transparente dans un paysage dénudé. Le discours qui prenait forme n’était ni narratif ni séquentiel mais participait plutôt à une présentation visuelle liée à des états existentiels. Alors j’ai poursuivi dans cette même lignée en cherchant parmi de nombreuses images que je m’amusais à regarder rapidement pour n’en conserver que l’apparence essentielle. Parfois je contemplais le reflet des images à l’envers dans un miroir pour en perdre le sens, je voulais créer une forme de vertige.
L’installation comprend une trentaine de petites peintures à l’huile sur papier Arches et deux tableaux de grande taille sur toile. J’ai choisi la peinture à l’huile parce qu’elle a du poids et de la substance. En plus, elle sèche lentement tout en conservant son apparence.
Les petites oeuvres sont encadrées sous verre, avec passe-partout, dans des boîtiers en érable. Les deux grands tableaux sont entourés de cadres massifs qui sont partie intégrante des oeuvres.
Le sujet de l’installation Sur/Naturel se rapporte aux différents phénomènes naturels et à leur influence à tous les niveaux de notre existence. Les thèmes sont liés à la terre, au feu et à l’eau. Le feu et l’eau cheminent tous deux sous la croûte terrestre. Ces deux éléments ne peuvent être retenus très longtemps entre les mains. Leur corps de matières furtives se compare à un simulacre. Une confrontation maximale de ces puissances opposées entraînerait le néant. Les couleurs sont atténuées et représentent surtout les conditions climatiques environnantes. Des notions de figuration et d’abstraction ont été utilisées simultanément pour donner aux images une apparence pouvant susciter des interprétations subjectives.
Les petits formats sont des paysages dans lesquels j’ai fait des interventions dans le but de créer des lieux étranges. Ce format est une manière pour moi de conserver un lien d’intimité avec le regardeur. On voit les détails, le grain du papier et son propre reflet dans le verre.
Après avoir fait plusieurs petits tableaux, j’ai constaté que certains sujets pouvaient facilement se prêter à des formats beaucoup plus grands. On peut dire qu’ils sont des plans rapprochés, de gros plans, comme au cinéma. Je voulais exprimer la texture des formes qui était à peine perceptible dans les petits formats. Les deux grands tableaux nous permettent d’explorer et de voir en détail ce que les petits formats nous cachent.
J’ai peint deux tableaux de grand format qui représentent chacun un volcan qui repose dans l’eau. L’intimité ressentie par rapport aux petites oeuvres doit faire place à un échange qui est parallèle au corps physique. La texture de la peinture et la technique sont ainsi accentuées et mettent en regard la disparité des deux approches.
Les régions volcaniques offrent aux habitants une existence privilégiée avec des conditions naturelles propices à l’agriculture. Les gens qui habitent près d’un volcan parviennent à oublier le danger potentiel des endroits et réfèrent parfois au volcan comme à un vieil ami. Le calme et la paix ne sont que temporaires car, sous la couche terrestre d’un tel paysage, il bout une lave ardente qui cherche à s’échapper. Le volcan reflète la réalité, les événements qui passent doucement et qui prennent du temps à se manifester. Il peut demeurer inerte pendant des siècles. Inévitablement, comme un incident improvisé, le volcan se révèle de façon spectaculaire et ce qui composait l’arrière-plan d’un paysage, depuis un bon nombre d’années, disparaît
en quelques semaines.
Les volcans sont vivants. Des dislocations, des plissements causent des déformations de l’écorce terrestre. L’élévation terrestre qu’est le volcan est comme une mince séparation entre l’intérieur et l’extérieur de la planète. Le sol poussé vers le ciel s’amincit. Le centre de la terre et le ciel se rapprochent. Les volcans sont le lien menant au coeur de la planète. Comme il nous est impossible de voir en toute réalité notre propre coeur battre, il est également impossible de voir ce qui se loge au centre de la terre. Ces conduits souterrains demeurent mystérieux. Ce n’est que par les réverbérations de ces entités que nous sommes conscients de leur existence. Les événements à la surface de la planète représentent le compromis entre l’être humain et la nature. La végétation et les animaux qui y habitent sont en parfaite harmonie. Cependant notre intelligence nous oblige à comprendre la nature si nous voulons nous harmoniser avec elle.
L’un des deux volcans qui figure dans mes peintures donne l’impression de reposer dans une atmosphère sombre et étouffée. Une mince chute coule du haut du rocher et perce la surface de l’eau au pied de la cascade. Un effet de ruissellement est créé par le roulement des flots. Je peins parce que j’aime explorer la forme sur une surface plane par la couleur - donner l’idée que l’on peut contourner le sujet. J’ai utilisé une spatule pour accentuer la texture afin d’imiter la surface irrégulière du rocher. Ce contraste avec le motif horizontal des vagues crée un effet qui permettrait de naviguer autour de la forme.
L’autre grand tableau illustre un volcan qui semble flotter sur une mince étendue d’eau qui laisse voir un fond sablonneux. L’horizon qui baigne dans une brume atmosphérique donne l’impression d’une scène infinie. Les flots sont agités de vagues qui suggèrent la présence d’un vent déchaîné. Autour du volcan, qui a une apparence de goudron mat et noirci, l’eau encercle la base en un mouvement de spirale comme un vortex qui tournerait à toute vitesse pour déloger le volcan de son trou. Dans le cratère repose une masse blanche qui étouffe la possibilité d’une éruption.
L’aspect silencieux des deux volcans a préséance sur le feu et les flammes pour lesquelles ces phénomènes sont reconnus. Le paysage qui entoure ces deux volcans suggère le tourment qui les habite.
L’apparence extérieure du volcan va à l’encontre de tout ce qui se passe à l’intérieur. À distance, on perçoit une montagne - on dirait un géant qui se cache sous d’épais-ses couvertures - un géant tourmenté qui observe en sourdine le monde extérieur défiler. Enraciné dans la terre par des tripes de feu, il souffrira sans bruit jusqu’au jour où les premiers roulements se feront entendre. Quand fera-t-il éruption? Cette question nous rappelle les réalités de notre propre destin et la réponse demeure, de toute évidence, un mystère. L’un de ces volcans verse une chute d’eau pendant qu’il repose dans la pénombre d’un coucher de soleil, l’autre est engorgé d’une masse qui réprime la moindre possibilité sonnore. Leur apparence paisible évoque le temps qui persiste avant une éruption.
Les deux tableaux sont entourés de cadres massifs dont les moulures arrondies prolongent les formes perçues dans les oeuvres. Le volcan monochrome à l’atmosphère la plus sombre et à la texture très épaisse est placé dans un boîtier de la même couleur que l’ensemble du tableau. Ce cadre éloigne l’image de quelques centimètres du mur et descend graduellement de chaque côté en cascade sur le mur. L’autre tableau revêt un cadre fait de moulures qui forment des rayures qui répètent le mouvement régulier des flots dans l’image. Ce cadre de forme aplatie crée une bordure très large autour du tableau. Par ces encadrements, j’ai voulu accentuer la présence de ces images et leur donner un aspect sculptural qui fait appel à la question de matérialité.
J’adore le dessin, j’aime reproduire ce que je vois. C’est ma façon d’explorer la forme et l’univers de la perception. Comme si je voulais m’assurer d’avoir bien
compris les formes de l’objet que je contemple.
Le type de peinture que je fais passe obligatoirement par le dessin et je trouve captivant de voir les développements à partir des esquisses. Le dessin est la charpente de mes peintures. Une fois cette charpente établie, je la recouvre de couleurs.
Je pense à Giorgio de Chirico ou à Edward Hopper lorsque j’ajoute de la couleur. Je crée un arrière-plan et je place le sujet parmi des ombres fortes pour accentuer la profondeur. En utilisant une surface blanche, une surface plane, je crée l’impression que l’on peut y entrer. À partir de cela, le sujet est placé dans cette profondeur. Mon but est de présenter le sujet dans sa singularité en le peignant dans des scènes vastes et vides. Une unité seule sous une source de lumière pour mieux l’exhiber: "Voilà l’objet!". Par des couleurs complémentaires, je tente d’exprimer les ombres et l’atmosphère. Pensez à toutes les façons de créer l’ombre d’un sujet - toutes ces règles traditionnelles sont mises à contribution.
Mes sujets font souvent pressentir la sculpture. J’ai entendu déjà la remarque "Tu devrais faire de la sculpture, on le voit dans tes tableaux". Je préfère que mon travail demeure ainsi, que les formes soient fortes dans mes images. Il est intéressant pour moi d’exécuter des formes sculpturales en peinture, des sculptures rêvées, en quelque sorte.
Parmi la trentaine de petits tableaux, il y en a qui donnent l’illusion de se tenir debout sur une planète vide où le soleil vient éclairer le sujet. Dans la réalisation de ces tableaux, j’ai été inspirée par les sculptures que je vois à l’extérieur au cours de mes randonnées. Particulièrement celles qui se trouvent sur le Mont-Royal, un endroit que je fréquente régulièrement. J’ai observé ces monuments dans toutes sortes de conditions atmosphériques, à différentes époques de l’année. Ces fabrications parmi les arbres sont placées dans un contexte naturel et ne me paraissent jamais tout à fait pareilles. On dirait que les sculptures prennent un peu l’aspect des éléments naturels.
Ces interventions dans la nature m’ont amenée à prendre conscience des autres objets qui sont placés dans la nature. Des inventions nécessaires, telles les ponts et autres éléments semblables. Nous sommes accoutumés à voir ces formes dans la nature. En regardant de l’autre côté du fleuve, on aperçoit le pont. On le voit à tous les jours. Il est là. On voit ses lumières, la nuit. On voit le pont sous différents aspects et on s’habitue. Ces petites sculptures sur le Mont-Royal m’ont fait regarder le pont d’une autre manière. Je sais que cela est vraiment subtil. Toutefois, j’ai décidé qu’à partir de cette idée, dans mon travail, je tenterais de créer chez le regardeur cette même prise de conscience.
Alors, je me suis amusée avec l’idée de déplacement d’objets dans la nature et de déplacement d’éléments naturels dans des endroits dénaturés. L’aspect monochro-matique de mon travail met davantage l’accent sur la forme dans l’espace. On vit dans une ville où le froid s’installe pendant plusieurs mois de l’année. C’est une réalité marquante de notre culture. Ce facteur influence d’emblée mon choix de couleurs.
Lorsque je me laisse aller en peignant, il m’arrive en mémoire des souvenirs par les couleurs. Des gris, des ocres, du blanc, du violet, des bruns teintés de carmin. C’est la neige, la surface glacée d’une rivière, des branches d’arbres noires placées contre un ciel violet. Ce sont des souvenirs qui s’éloignent beaucoup des images de cartes postales qui représentent nos régions dans des conditions utopiques. Pour moi, ici, c’est surtout la neige et le froid.
On m’entend souvent dire que je déteste l’hiver. Mes peintures révèlent le contraire. Ici, au Québec, nous sommes exposés aux contraintes des éléments: des étés de chaleur écrasante suivis d’hivers de froid si intense que l’on n’ose sortir le bout du nez dehors. C’est la réalité de cette région. Dans cette ville, la nature se présente sous toutes ses formes. Ce que j’en tire est présent dans mon travail.